Vous êtes ici : Accueil > Archives > Archives 2005-2006 > Chapitre 44 : La mémoire du temps
Publié : 25 juin 2006
Format PDF Enregistrer au format PDF

Chapitre 44 : La mémoire du temps

Les chevaux battaient la terre de leurs foulées allongées et leurs sabots frappaient en cadence d’un bruit mat le sol de la prairie qui s’étendait devant nous. Le soleil ne perçait pas encore à travers les nuages. Nous étions partis aux aurores et suivions une ancienne piste de chasse désertée par le gibier. L’atmosphère respirait l’humidité et l’air lourd, asphyxié rendait la progression d’autant plus difficile.

C’est en arrivant sur la berge d’un fleuve que nous nous séparâmes : le territoire des Ac-Alnarch s’arrêtait ici et un serment les liaient à leur terre, bien le plus précieux qui soit à leurs yeux.

« Adieu amis, puisse tous les dieux vous accorder leur aide, la clémence, et vous guider sur le chemin qui est le vôtre »

Envël mit pied à terre et défit un fourreau de cuir noir de sa ceinture.
Il tira un sabre recourbé à la lame brillante et me la remit sans un mot. Puis il remonta en selle et fit cabrer sa majestueuse monture avant de la faire pivoter et de l’éperonner. En quelques minutes, ils avaient disparu derrière le mont le plus proche.
La solitude envahit l’air et pendant un instant personne ne parla. Un souffle de vent balaya l’herbe haute qui frémit et plia en gémissant. Les chevaux grattèrent le sol nerveusement et s’agitèrent sans raison apparente. Les nuages s’agglutinèrent comme en préparation d’un déluge. L’ombre était tombée sur la plaine.

« ...ça sait que nous sommes ici »murmura Artanis.

Je me demandais bien ce qu’elle entendait par "ça" mais le moment n’était pas le mieux choisi pour poser la question.
Dominant la marche, je pris la tête sans me voir opposer de résistance, arme en main, ouvrant la piste. Plus nous montions et plus l’air ambiant devenait froid, voir glacial et mordant. Le sentier que nous suivions depuis plusieurs heures s’enfonçait toujours un peu plus dans les contreforts des montagnes, au milieu des conifères.
La pluie commença à tomber, d’abord en bruine, puis en véritable pluie, mais j’étais décidé à continuer coûte que coûte. Bientôt, pris par l’altitude, ce fut un brouillard épais qui nous accueillit et nous força à marcher au pas afin de suivre la route.
Lorsque l’accident arriva, aucun de nous ne réagit suffisamment vite. Le blizzard avait coupé toute visibilité et le cheval d’Artanis s’approchait dangereusement du ravin. Une plainte aigue s’éleva soudain qui résonna et m’arracha un frisson d’horreur. Alors tout survint très vite : la monture d’Artanis se cabra et le sol se déroba sous son poids. Il hennit paniqué, et fut soudain aspiré par le vide, entraînant avec lui sa cavalière. Le temps qu’Amenraën ait la présence d’esprit de rebrousser chemin pour redescendre au bas de la ravine, il s’était écoulé de longues minutes glaciales. Nos deux chevaux dévalèrent la piste au galop pour rejoindre l’endroit où Artanis avait chuté. L’animal, au sol, gisait immobile. Mort. En tombant l’Elfe avait roulé un peu plus en contrebas. Tandis que son cousin descendait la voir, j’apaisai les chevaux de mon mieux et jetai un regard angoissé vers la pente. La vue d’Artanis me retourna l’estomac. Couverte de sang, elle souffrait apparemment de multiples fractures et plaies ouvertes. Amenraën revint vers moi la mine sombre.

« Je ne sais pas si je pourrai la sauver, car mes moyens, j’en ai peur, sont limités, annonça-t-il sans préambule. »

Je sentis l’air me manquer mais ne fit aucun commentaire.

« Tu dois continuer seul Edwin.

_Et je le ferai, parce que je n’ai pas le choix. Le danger est proche, déjà là, et personne ne peut empêcher cela à part moi.

_Les prophéties ne sont vraies que parce qu’on les réalise...

_Mais il faut bien que quelqu’un le fasse ! Il est peut-être mieux que tout soit ainsi. Retourne près d’Artanis, chaque seconde compte pour elle. Et ne crains rien. Je sais au-devant de quoi je vais. Mais c’est mon choix.

_Tu mouras pour l’honneur ?

_En faisant ce qui est juste. »

Amenraën observa un instant mon visage crispé mais décidé. Soudain il sembla accepter ma décision. Il ôta simplement une belle bague ornée d’une opale ambrée et me la tendit :

« C’est un porte-bonheur. Si nous ne devions pas nous revoir, sache que j’ai été très heureux de te connaître. Vraiment. »

Et il s’en retourna vers Artanis. J’attachai son cheval à un sapin sur le chemin et enfourchai le mien. Passant au majeur droit le porte-bonheur d’Amenraën, je lançai le cheval au galop, aussi rapidement que le permettait la montée en pente raide.

J’avais cheminé sur plusieurs kilomètres de sentiers sinueux et glacials pour réussir à atteindre le sommet de la montagne. Le soleil ne s’était toujours pas levé et je commençai à craindre de ne pas toucher de sitôt à mon but.