Le voyage ne dura pas. Nous fûmes bientôt devant une crête où soufflait un vent glacial. La roche nue striée de plis et de failles se dressait quasiment à pic au-dessus de nous, nous offrant un abri précaire. Les étoiles au loin brillaient et par intervalles, la lune éclairait une source au près de laquelle une eau verte luisait de reflets et d’éclats translucides. Tout le reste n’était que pierres et poussière d’une immensité stérile.
Le vent de nuit redoubla d’intensité et un éclair zébra le ciel.
« Il serait plus sage d’attendre demain pour commencer à explorer les lieux.,proposa Artanis d’une voix basse et oppressée. »
Sa réplique fut un soulagement pour nous tous car ma fierté et celle d’Amenraën nous retenaient d’avouer notre effroi. Nous dûmes nous blottir dans une anfractuosité de la roche et nous envelopper dans les couvertures, faute de mieux. L’heure tardive et la fatigue aidant, nous ne tardâmes pas à nous endormir.
Le cri d’un oiseau nocturne me réveilla en sursaut. Le vent hurlait de plus en plus fort et la tempête se déchaînait. Des rideaux de pluie stoppait le champ de vision à deux mètres de soi, le tonnerre grondait assourdissant, la ligne blanche translucide de la foudre illuminait le ciel d’un aspect terrifiant, l’eau ruisselait partout au sol, dans les arbres sur la roche et même notre petit cavité commençait à sentir l’humidité.
La grande chouette qui m’avait réveillé s’était posée à l’entrée de la grotte et son regard perçant me cloua sur place. Aussitôt je regrettai ma couardise. Que peut bien vous faire une chouette ? Cependant elle insistait et semblait attendre que je la suive.
« D’accord, je viens je viens... »
J’enfilai une cape brune et l’accrochai soigneusement avant de suivre la chouette. Mais il apparut bientôt que sortir par ce temps était folie pure : le vent soufflait à renverser un homme et entraver ma marche. J’avais bien remarqué la petite corniche qui longeait la falaise mais elle était très mince. A supposer qu’elle ne cède pas sous mon poids, la pratiquer de jour eut été difficile. En pleine nuit et avec ces conditions météorologiques, c’était tout bonnement une idée suicidaire. J’hésitais à réveiller mes compagnons puis écartais cette hypothèse : l’un me gênerait plutôt tandis que l’autre ne me laisserais même pas sortir ainsi. Ramassant une torche que je n’allumai même pas, sachant pertinemment qu’elle s’éteindrait immédiatement sous la pluie, je pris une dague que je passais à ma ceinture, je m’approchai de l’entrée...et me jetai dans la gueule du monstre.
A plusieurs reprises, je failli, tomber dans le précipice. La roche s’effritait et se détachait parfois par blocs tandis que le vent tentait de me jeter à terre ou de me clouer à la falaise. Après avoir subi plusieurs assauts d’une rare violence je parvins cependant au pied de la falaise, courbé en deux, transi de froid et mort de peur. Je grelottai quand j’aperçus en observant les marches de plus prés qu’elles étaient taillées régulièrement, comme un escalier. Levant les yeux, je sentis un long frisson me parcourir l’échine. L’escalier, car c’en était bien un montait jusqu’à une plate-forme accédant à une large porte taillée dans la roche.
La curiosité l’emporta sur la peur et je gravis les marches luttant toujours contre les rafales. Arrivé sur la plate-forme, je marquai un temps d’arrêt. La porte était gravée de motifs complexes et courbes mais curieusement réguliers. « Comme une frise... pensai-je ».De grands statues couvertes de mousse et de lichen, ce qui leur donnait l’air plus effrayant encore, gardaient l’entrée. Des sortes d’hybride entre lion et aigle : des griffons. J’approchai tout prés de la porte. Une inscription ornait sa façade : « Le sang de l’Ancien serment est le plus puissant. » J’hésitai : de quel serment parlait-on ici ? Fallait-il essayait d’ouvrir la porte ou rejoindre les autres et revoir tout cela demain à tête reposée ?
Une rafale d’une force inouïe me plaqua contre la porte et me décida : je ne pouvais plus faire demi-tour et le seul échappatoire restait d’entrer. Me retournant contre la haute porte de pierre granuleuse je passais ma main sur la surface, à la recherche de l’ouverture. Soudain je sentis une éraflure, comme une encoche. Mû par une soudaine intuition, je tirai la dague de ma ceinture et fis gicler quelques goûtes de mon sang sur la porte dans l’encoche. Une irréelle lumière bleue l’illumina durant une nanoseconde puis la porte s’ouvrit avec brusquerie. Il était temps : dehors, la tempête se transformait en une tornade d’une force colossale qui me propulsa à l’intérieur du sanctuaire. Les battants de roc se refermèrent avec lenteur comme s’ils souhaitaient me laisser partir. Cette idée de dernière chance me glaça. En me retournant je découvris un spectacle qui me cloua sur place.
Je me trouvai dans une petite salle voûtée, ornée au plafond d’une mosaïque d’une finesse parfaite. Le sol était de gazon ras et, semblait-il, très bien entretenu. Une seconde porte, très décorée, à côté de laquelle brillaient deux coupoles accueillant chacune un brasier ardent. J’avançai prudemment vers elle et l’ouverture se dégagea d’elle-même. Les gonds ne produisirent aucun bruit en pivotant. Intrigué j’approchai lentement pour découvrir un spectacle grandiose.
Je me trouvai sur une corniche de marbre écru soigneusement poli, entouré de hautes colonnades et qui descendait vers un bassin de trente mètres de long. D’une eau turquoise irréelle, brillante de reflets de sinople, le bassin était entourait de statues d’or massif, représentant toutes des femmes nobles et d’une réalité bouleversante. Il débouchait sur un jardin aux massifs d’un goût exquis : les dominantes de violet et de mauve se mariaient à merveilles aux bleues pastels et à la blancheur opale des fontaines réparties sur un plan de trois triangles enlacés. Les allées de graviers convergeaient toutes vers le centre du jardin. A cet endroit précis un gigantesque cercle runique tracé à l’or fin reluisait. La salle ronde, si haute de plafond que l’on n’en distinguait pas le haut, me donna soudain un sentiment de malaise intense.
J’empruntai un des escaliers entièrement taillés et construits en labrador blanc rehaussé de quartz rose qui couraient de la corniche au pied du bassin. Lorsque j’en atteignis le bas, l’eau calme projeta un instant une lumière douce sur le centre de la pièce, le coeur même du cercle rituel.
Irrésistiblement attiré par l’endroit je m’approchai sans tenir compte du danger jusqu’aux premières dorures de la figure au sol. Au centre du cercle se trouvait une sculpture à la fois réelle et figée. L’idée que la personne représentée puisse soudainement reprendre vie m’effleura l’esprit. Une épitaphe annonçait ceci : « A la mémoire de la première reine de notre communauté, Shatara N’Ceköl qui sacrifia sa vie pour nos vies, son sang pour notre sang, et que nous vénérons pour sa sagesse, comme nous vénérerons ses filles après elle. » Pendant un instant je gardai le silence avant de me décider enfin à me mouvoir. Dans le poing droit levé de la reine elfique brillait une pierre aux éclats safran. Décidé à aller contempler ce petit globe doré de plus près, j’oubliai le cercle et marchai en avant.
Mais soudain je sentis une puissante décharge magnétique me parcourir, ma tête allait se fendre en deux sous l’effet de la douleur et je hurlais. Le cercle brilla et m’aveugla en émettant une lumière blanche et je sombrai dans un état second.
« Edwin, je suis Shatara, résonna une voix claire. Si tu es là ce jour, c’est que le monde court un grand péril. N’aies pas de craintes, si mon emprise sur ta conscience te paraît désagréable. Ecoute...l’Amulette se trouve dans la Vallée d’où tu viens, celle dans laquelle tu as découvert le monde des Elfes. Mais pour l’obtenir tu connaîtras plusieurs épreuves où tu devras montrer ton courage, ta modestie, ta loyauté, ton espoir et tes capacités magiques. Mais tu devras accomplir seul ces tâches. La pierre est une clé, qui contient la Lumière de l’Origine, formée d’eau et de feu. Souviens-t-en. Tes ancêtres ont veillé durant des millénaires après le serment de fidélité qu’ils firent et qui est inscrit sur l’entrée du sanctuaire, mais aucun n’eut jamais recours à l’Amulette. Tu dois réussir et l’échec ne t’est pas permis. Ton heure est venue Edwin. »
Peu à peu, la lumière s’évanouit et la pièce se reforma sous mes yeux, d’abord floue puis de plus en plus nette, jusqu’à ce que ma vision soit totalement revenue. J’eus l’impression de réintégrer mon corps et une immense fatigue m’atteignit soudain. Je soupirai et me traînai hors du cercle lentement avant de me relever au prix d’un grand effort. Je levais les yeux vers la pierre de Shatara et tendis le poing en avant dans le même geste qu’elle. L’artefact se dématérialisa en millions de petites particules avant de se reformer peu à peu dans ma main. Je souris. Après un temps de recueillement au pied de la statue je m’en détournai et me dirigeai vers les escaliers. En passant près du bassin j’eus une idée soudaine. Formant une coupe avec mes mains, je bus une gorgée d’eau. La fatigue me quitta instantanément et je me sentis soudain rasséréné. Je remontai sur la corniche et embrassai la pièce du regard, une dernière fois avant que la porte ne se referme sur moi pour toujours.
J’entendais encore la voix de l’esprit de Shatara en moi. « Il y a donc peut-être une vie après la mort... pensai-je ». Abandonnant mes pensées philosophiques je souris à nouveau. Enfin ma quête avait pris tout son sens. Je savais pourquoi j’étais l’Elu, je savais où chercher l’Amulette. Il n’y avait plus de point d’ombre. J’accomplissais seulement le devoir de mes ancêtres.
Je sortais sans aucun doute mûri du temple et c’était mieux ainsi.
Dans ma paume, la petite pierre brillait et des volutes de fumée d’or s’agitaient en son sein.
Je fermai les yeux un court instant et laissai ce sentiment de paix intérieur m’envahir tout entier.